Positive Leadership

[FR] Réaliser l'impossible (avec Élisabeth Moreno)

Jean-Philippe Courtois Season 7 Episode 8

Élisabeth Moreno est un exemple vivant de l'expression « ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ».

Son incroyable carrière, de cadre supérieur chez Hewlett Packard au gouvernement français, a coché toutes les cases de l'impossible.

Apprenez à développer votre confiance en vous avec Élisabeth et JP dans le dernier épisode en français du podcast Positive Leadership.

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JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Bonjour et bienvenue dans Positive Leadership, le podcast qui vous aide à progresser en tant que personne, dirigeant et enfin, en tant que citoyen au sens plus large du terme. Il y a aujourd’hui tant de problèmes dans le monde. Quand on se lève le matin, qu’on regarde les actualités, il y a de quoi se sentir déprimé, impuissant, mais chacun d’entre nous doit se demander ce qu’il ou elle peut faire pour améliorer les choses. Et plus que jamais, nous avons vraiment besoin de learders déterminés et optimistes.

 

ÉLISABETH MORENO : Tout ce que j’ai fait dans ma vie, c’est pour lui donner du sens. Et quand tu sais pourquoi tu te lèves le matin, même si c’est difficile, même si tu subis des affronts, tu continues d’avancer.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Mon invitée d’aujourd’hui, Élisabeth Moreno, travaille activement à la création d’une société plus inclusive et plus équitable pour chacune et chacun d’entre nous. Née au Cap Vert, elle a connu un succès considérable au cours de sa carrière dans le secteur informatique, en tant que directrice commerciale de Dell, puis présidente de Hewlett Packard pour l’Afrique, elle a également occupé le poste de ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances dans le gouvernement du Premier ministre français Jean Castex de 2020 à 2022. Et elle est aujourd’hui présidente fondatrice de LEIA Partners et elle vient d’être nommée présidente de la fondation Femmes@Numérique. Et l’une des choses fascinantes dans le parcours d’Élisabeth, est la manière par laquelle elle a tracé sa propre voie.

 

ÉLISABETH MORENO : C’est difficile d’être immigrée, c’est difficile d’être une femme, c’est difficile d’être une femme noire immigrée, c’est très difficile d’être une femme noire immigrée porteuse d’un handicap. En fait, je dis souvent que je cochais toutes les cases de l’impossible, parce que je porte en moi beaucoup des raisons qui font croire à certaines personnes que je ne pouvais pas réussir.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Cet épisode est absolument passionnant et chacun, chacune, quelle que soit son expérience de leadership, je pense, pourra y trouver quelque chose. Au cours de notre discussion, elle a partagé de nombreuses idées, mais aussi une grande sagesse sur la façon de gérer la négativité et toutes ses croyances limitantes, sur la façon de générer aussi, et de maintenir aussi la confiance en soi et enfin, d’améliorer la diversité au sein des équipes. Beaucoup, beaucoup, beaucoup, énormément d’activités dans les portefeuilles d’Élisabeth Moreno, c’est un très grand plaisir, Élisabeth, de t’accueillir dans ce podcast sur le leadership positif.

 

ÉLISABETH MORENO : Et c’est un plaisir pour moi d’être avec toi Jean-Philippe. Merci pour ton invitation.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et merci d’être là en personne. En regardant ton parcours et puis aussi en ayant l’opportunité de te rencontrer à plusieurs reprises, une chose me frappe, c’est ton extraordinaire optimisme, en permanence, ton énergie positive qu’on ressent dans ton sourire, dans ta voix, dans ta démarche, dans ta posture, même, physique, pour faire bouger les choses. On sent que tu vas faire bouger les lignes. Donc j’aimerais commencer, si tu le veux bien par discuter un peu de tes racines. On a chacun des racines qui, quelque part, nous relient à une histoire importante pour nous. Tes valeurs, les croyances, comment elles ont évolué aussi peut-être au fil du temps. Et si tu veux bien aussi, certains des moments clés, des idées fortes qui ont fait de toi qui tu es aujourd’hui. Et on va peut-être démarrer par ta naissance au Cap Vert. Tu es, je crois, l’aînée de six enfants et tu es arrivée en France à l’âge de sept ans. Est-ce que tu peux peut-être démarrer en nous parlant un petit peu de ton enfance ? Ton papa, ta maman, ta fratrie et tes sœurs, mais aussi, finalement sur comment ce cœur familial a développé tes valeurs et le souvenir qu’il t’en reste finalement aujourd’hui et peut-être qui t’anime dans ton activité au quotidien.

 

ÉLISABETH MORENO : Avec plaisir, parce que c’est vrai que nos histoires nous façonnent et nous construisent. Moi, je suis née sur un petit archipel de dix îles pas loin du Sénégal pour le situer. Je précise « pas loin du Sénégal », parce que c’est un archipel tellement petit, tellement pauvre que les géographes un peu distraits oublient parfois de le dessiner sur une carte. Et c’est toujours intéressant quand tu veux montrer à tes enfants, mes enfants sont tous les deux nés, mes deux filles sont nées en France. Et je me souviens de la première fois que j’ai voulu montrer à Anaïs où j’étais née et je cherche sur une carte, j’éviterai de dire laquelle, et je ne la trouve pas. Et ça te donne un drôle de sentiment d’avoir le sentiment que le lieu où tu es né n’existe pas. Et ça donne aussi une idée du départ d’une vie. C’est insignifiant ce que certains endroits du monde peuvent avoir et cette sorte de mépris qui fait non, voilà, on passe à côté. Je suis née dans un Cap Vert qui était encore sous la colonisation, la colonisation portugaise. Non pas que je sois si vieille que ça, mais parce que le Cap Vert n’a gagné son indépendance qu’en 1976. Et je n’ai pas connu mon père dans les premières années de ma vie, parce que comme beaucoup de pays qu’on appelle modestement des pays émergents, les hommes partaient souvent pour aller chercher des moyens de subsistance et en l’occurrence, mon père est d’abord parti au Portugal. Ensuite, il est parti en France, toujours avec cette idée de chercher un emploi et de pouvoir permettre à sa famille de vivre dignement là où il se… Non. Mais c’est ça aussi, la force des personnes immigrée, c’est cette capacité de s’adapter, d’apprendre. Mon père ne parlait pas le français, parce que… Enfin, mes deux parents sont illettrés. Et c’est pour ça aussi qu’ils me fascinent et qu’ils m’impressionnent, parce que ne pas savoir lire et ne pas savoir écrire, ça te rend aveugle sur une partie du monde. Il faut se poser la question, dans ce monde qui est totalement numérisé, et même avant qu’il ne soit numérisé, si tu peux pas lire un document administratif, si tu peux pas lire un panneau pour te guider, t’orienter, c’est extrêmement difficile. Donc j’ai beaucoup d’admiration pour eux, pour ce qu’ils ont réussi à faire en partant avec une vision un peu étriquée du monde. Voilà. Donc, je grandis dans ce pays, mais comme beaucoup d’enfants… Je me pose pas de question sur le fait mon père ne soit pas là, parce que beaucoup de pères ne sont pas présents, et je vois ces femmes fortes, résilientes, courageuses, ma mère notamment, qui élève sa famille. Et on grandit comme ça jusqu’au jour où l’une de mes sœurs à un accident domestique extrêmement grave qui a failli lui coûter la vie et qui nous a amenés à quitter le Cap Vert.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est évidemment, des moments toujours très compliqué et je crois comprendre en plus que tu as une relation très particulière avec cette sœur et sur cet incident tragique qui a finalement un peu changé ton destin.

 

ÉLISABETH MORENO : Ouais.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et celui de ta famille aussi. Est-ce que tu peux nous en dire plus. Comment toi, tu as vécu ce moment-là ? Et puis, ce départ, à moment donné, qui se décide, en France.

ÉLISABETH MORENO : Pendant des années, j’ai porté le poids de la culpabilité de cet accident dont je suis responsable, ou, je dirais même, de la vie de ma famille, parce que pendant des années, je me suis dit : « Si je n’avais pas été responsable de cet accident… » J’avais cinq ans, donc, est-ce qu’on est responsable à cinq ans ? Mais j’étais responsable de cet accident.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu as ressenti profondément.

 

ÉLISABETH MORENO : Voilà. Et je me suis toujours dit, et en particulier dans les moments difficiles, dans les moments d’affront, dans les moments d’humiliation, je me disais : « C’est de ta faute », en fait. Parce que si tes parents souffrent, si vous avez dû quitter votre famille, vos amis, si vous êtes partis dans la catastrophe, si pendant des mois vous avez été confrontés à la mort, parce que c’était aussi un petit peu ça, eh bien, c’est de ta faute, c’est de ta faute. Et en vérité, ça m’a mis beaucoup de temps, beaucoup de travail sur moi-même, beaucoup d’accompagnement personnel, thérapeutique pour me débarrasser de cette culpabilité. Non seulement de l’accident de Marie, parce que ça lui a laissé des traces physiques importantes, mais aussi de la vie de ma famille, de notre destin, parce qu’en fait, j’ai eu l’impression… J’avais six ans à l’époque. J’ai eu l’impression de naître à ce moment-là et de vivre une nouvelle vie…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Une nouvelle vie complètement.

 

ÉLISABETH MORENO : …de tragédie à partir de ce moment-là.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Lorsque nous vivons un traumatisme, surtout s’il survient tôt dans sa vie, la mémoire de ce trauma s’inscrit dans notre cerveau et dans notre corps. S’il n’y a pas eu de guérison, l’incident traumatisant peut laisser une marque durable sur notre caractère et notre perception de nous-même, bien après la fin de l’événement. La thérapie peut nous permettre de faire face, d’acquérir des compétences et faire face à ce trauma. Elle a aidé Élisabeth à changer sa façon de penser à propos de ce terrible accident lorsque sa sœur Marie a été gravement brûlée. Transportée depuis le Cap Vert au Portugal, puis en France, pour y être traitée médicalement, Marie a pu être sauvée après deux ans d’hospitalisation. Pendant ce temps, Élisabeth et sa famille se sont fait une nouvelle vie en France.

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et ton père a pu trouver un travail rapidement en arrivant en France ?

 

ÉLISABETH MORENO : Oui. L’une des choses que j’admire le plus chez mes parents, c’est leur courage et leur résilience, et leur abnégation. Donc, mon père a trouvé un emploi dans le monde du bâtiment.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Du bâtiment.

 

ÉLISABETH MORENO : Voilà.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : On va y revenir, j’ai l’impression que ça…

 

ÉLISABETH MORENO : Ça me poursuit.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ça t’a poursuivi un petit moment en tout cas, ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Et ma mère est devenue femme de ménage, elle a gardé des enfants, elle a été gardienne. Elle a fait tous les emplois que beaucoup d’immigrés qui arrivent dans ce pays dont ils ne parlent pas la langue ou quand ils n’ont pas de diplôme sont amenés à faire.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais. Alors, on parle de ton leadership dans ta famille, quelque part, toute petite, mais aussi à 20 ans. À 20 ans, tu crées, tu développes une entreprise dans le bâtiment, comme par hasard. Peut-être qu’en regardant papa ou en discutant… Et ensuite, tu as poursuivi une brillante carrière chez Orange avant d’avoir des postes de direction chez Dell pendant 12 ans. On a parlé aussi de Lenovo, HP en Afrique. Alors, autant dire, quand même, tu as travaillé dans des secteurs… Parce qu’on commence par la construction, je sais pas si c’est pire, mais bon, c’est pas terrible en termes d’accueil de développement des talents féminins, on va le dire comme ça, et la tech qui a encore un long chemin à faire. On y reviendra tout à l’heure aussi dans tes casquettes actuelles, Élisabeth. Alors j’aimerais avoir comment tu as appréhendé tout cela finalement, ces chemins, et en commençant par ce job, cette entreprise. Tu étais entrepreneuse, je crois, dans la construction. Et en tant que femme et femme de couleur de surcroit, donc ça rajoutait pas à la facilité. Et j’imagine que tu as vécu des discriminations dans cette vie professionnelle. Et si oui, comment es-tu arrivée à les dépasser ? Comment es-tu arrivée à dépasser ces attaques personnelles, ces blessures, sûrement, et en faire une force qui est la tienne ?

 

ÉLISABETH MORENO : Tu as commencé ta question tout à l’heure avant que je ne t’interrompe sur comment on devient leader. D’abord, moi, je n’y ai jamais pensé. J’ai fait les choses que je pensais devoir faire au moment où je pensais devoir les faire. Quand on arrive en France, parce que mes parents ne savent ni lire ni écrire, je deviens un enfant aidant et je grandis beaucoup plus vite que la moyenne. Parce que je vais dans les administrations, parce que c’est moi qui vais aux conseils de classe, c’est moi qui accompagne… Donc, en fait, je suis… Pendant longtemps, mes frères et sœurs m’ont appelée maman. J’étais…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : La deuxième maman.

 

ÉLISABETH MORENO : …la deuxième maman de la famille et je suis devenue adulte probablement autour de huit ou neuf ans par la force des choses. Et si un leader, c’est quelqu’un qui sait ce qui doit être fait, quand ça doit être fait et comment ça doit être fait, alors je suis devenue leader très, très, très jeune. Et cette force de caractère, pourtant, j’étais pas… J’étais un enfant très timide.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Timide ? D’accord.

 

ÉLISABETH MORENO : Très réservé, très silencieux, très observateur. J’avais appris à prendre ma place tout en m’effaçant, parce que je suis née dans un pays très patriarcal où les femmes n’avaient pas beaucoup droit à la parole et où nous étions au service des autres, mais nous n’avions pas de place à prendre. Mais j’ai réalisé qu’on prenait facilement sa place quand on servait à quelque chose.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : L’intérêt. L’intérêt de la famille en particulier.

ÉLISABETH MORENO : L’intérêt de la famille en particulier. Donc, voilà comment j’ai pris ma place. Mais comme les femmes dont les hommes partaient devenaient des leaders de leurs foyers, des leaders de la cite, des leaders du village. Et ce qui me fascinait, c’est que quand les hommes revenaient, elles se repliaient sur elles, elles se remettaient sur le côté et elles laissaient la place aux hommes. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Dans le rôle par défaut, d’accord.

 

ÉLISABETH MORENO : Donc, voilà. Exactement. Et donc, en fait, pourquoi j’ai créé ma première entreprise à l’âge de 20 ans ?

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est toi qui l’as créée donc ?

 

ÉLISABETH MORENO : C’est moi qui… On l’a cofondée avec mon mari, à l’époque, parce qu’en fait, moi je fais des études de droit pour devenir avocate, parce que la justice est quelque chose que j’ai chevillé au corps et au cœur.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En toi.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais tu me demandais si j’avais été victime de discrimination, le problème que j’ai rencontré à ce moment-là, c’est que moi, je ne suis pas bien née, entre guillemets, donc je n’avais pas les codes, je n’avais pas les réseaux. Donc, j’arrivais par la petite porte et on ne me confiait que les dossiers de chiens écrasés, si je puis dire. J’adore les animaux, le sujet n’est pas là, mais moi qui rêvais de défendre la veuve et l’orphelin sur mon cheval blanc, je ne m’imaginais pas ça du tout de cette manière. Et un soir, je rentre dépitée, fatiguée et je dis à mon mari : « Je me suis trompée en fait, c’est pas avocate que j’aurais dû faire, c’est être juge. » Parce que moi, je voulais dire la loi…

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Rendre la justice

 

ÉLISABETH MORENO : Je voulais rendre la justice et quand tu es avocat, tu défends tes clients. Et donc…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Quels qu’ils soient.

 

ÉLISABETH MORENO : T’es pas censé les choisir.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Absolument.

 

ÉLISABETH MORENO : Et moi, j’avais un problème de principe qui m’empêchait parfois sur certains dossiers…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Sur certains clients.

 

ÉLISABETH MORENO : Je n’y arrivais pas.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu le sentais pas.

 

ÉLISABETH MORENO : Et donc, il me dit : « Bon, c’est difficile de reprendre tes études maintenant, qu’est-ce que tu veux faire ? » Et j’ai dit : « Ben, je sais pas. » Il me dit : « Et pourquoi est-ce qu’on ne créerait pas une entreprise ? » Je lui ai dit : « Mais quelle idée saugrenue ! » Je ne me vois pas du tout diriger une entreprise, et il me dit : « Mais si, tu connais la gestion, tu connais la loi, tu connais le droit, tu sais parler, tu sais négocier. » Et j’avais pas réalisé ça.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais, tes capacités en toi que t’as déjà développées.

ÉLISABETH MORENO : Voilà, exactement. Et lui avait l’expertise technique dans le bâtiment. Moi, j’avais… Et donc, on décide de s’associer et de créer cette entreprise. Nous partîmes trois et nous arrivâmes une trentaine au bout de huit ans. Et puis surtout, j’étais heureuse de travailler avec des grands groupes comme Cegelec, comme Alstom, comme Bouygues.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et quel était ton rôle, alors, entre ton mari et toi ? Qui était le CEO ou la CEO ?

 

ÉLISABETH MORENO : Mon mari, il détestait que je dise que j’étais la CEO. C’était la vérité. Donc, j’essayais de ménager son orgueil.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : D’accord, sa susceptibilité.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais, en vérité, on était nécessaires tous les deux, parce que lui était sur le terrain, sur les aspects techniques que je ne possédais pas.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Bien sûr, ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Et moi, je recrutais, je négociais…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Les contrats, tu…

 

ÉLISABETH MORENO : Je m’occupais de l’Urssaf. Tous les entrepreneurs savent le temps que ça prend. Et donc, je dirigeais l’entreprise au quotidien, et lui était sur le terrain avec les salariés. Et comme dans aucune entreprise, personne ne réussit seul, on était aussi nécessaires l’un que l’autre.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais. Est-ce que tu as été confrontée, excuse-moi, Élisabeth, justement, à des moments, dans la négociation de ces contrats ou autre où tu apparais, 25 ans ou 26 ans à l’époque, la CEO, même si c’est pas officiel, mais enfin tu l’es quand même, de cette boîte… Tu négocies des contrats avec des hommes, beaucoup d’hommes, j’imagine. …où tu as ressenti quand le côté, je vais dire machiste ?

 

ÉLISABETH MORENO : Évidemment.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Le côté difficile.

 

ÉLISABETH MORENO : Alors, je me souviens de des rendez-vous que je prenais pour négocier un contrat où lorsque j’arrivais, l’assistante ou la personne qui me recevait me disait : « Nous attendons votre patron ? »

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Eh bien, non.

 

ÉLISABETH MORENO : Je suis la patronne. Ou alors, quand tu arrives sur un chantier… Alors, d’abord, ces messieurs, à l’époque te sifflent…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ah oui, bien sûr.

 

ÉLISABETH MORENO : …parce qu’une femme sur un chantier, déjà… Mais, j’ai appris, en fait. Et puis quand ils découvrent que tu es la patronne, ils éclatent de rire. Mais sans…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ah oui. D’accord.

 

ÉLISABETH MORENO : Enfin… Ils éclatent de rire devant toi en te disant : « Mais tu t’es perdue, ma pauvre fille, c’est pas ta place. » Et il y a un côté que je trouve tellement naturel dans le bâtiment. Les gens sont vrais. Il n’y a pas ce côté très préparé.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui, très polissé.

 

ÉLISABETH MORENO : Très polissé.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ils sont cash.

 

ÉLISABETH MORENO : Et ils te disent : « Mais tu vas pas tenir un an. » Et finalement, j’ai tenu presque dix ans.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Huit ans. Dix ans quand même. Waouh.

 

ÉLISABETH MORENO : Presque dix ans parce que j’étais passionnée, parce que j’ai appris, parce que je me suis entourée, parce qu’on formait un excellent binôme avec mon mari, et un tellement bon binôme d’ailleurs, que le couple disparaît et qu’il n’y a plus que l’entreprise qui prend toute la place.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : L’entreprise, d’accord.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais ça a été à la fois une expérience extraordinaire où j’ai appris, parce que je connaissais le sens des responsabilités dans la famille.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais j’ai appris le sens des responsabilités entrepreneuriales. Et après, quand tu as un sens profond des responsabilités, le fait d’être discriminé, d’être raillé, d’être moqué, tu t’en fiches.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu t’en fiches.

 

ÉLISABETH MORENO : En fait, tu passes au-dessus, parce que tu sais quelle est ta mission. Et pour moi, ma mission était plus grande que moi et donc, les… Allez, on va dire, les abus, les maltraitances, les discriminations, tu les avales et tu continues d’avancer. Et cette expression qui dit « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort » …

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui.

 

ÉLISABETH MORENO : J’y crois profondément.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Les opinions et les pensées des autres ne sont pas votre réalité, à moins que vous en le permettiez. Si quelqu’un pense que vous êtes faible, inutile, dépourvu de talent, d’intelligence, cela ne veut pas dire que c’est vrai. Si vous commencez à laisser ces pensées entrer en vous, elles commenceront à vous gâcher la vie. Il y a une très belle citation de Gandhi que j’aime beaucoup, qui dit : « Je ne laisserai jamais quelqu’un marcher dans mon esprit avec des chaussures sales. » Et le parcours d’Élisabeth montre à quel point il est important d’apprendre à reconnaître et à ignorer les opinion négatives et limitantes. Vous n’êtes pas obligé d’entre immédiatement en conflit avec quelqu’un si vous ne vous sentez pas prêt sur le moment, mais créez plutôt des barrières mentales, écartez ces opinions et concentrez-vous sur votre réalisation et celle de vos objectifs.

 

ÉLISABETH MORENO : Je pense que tu sais Jean-Philippe que les gens comme moi ne sont pas attendus là où je suis arrivée. Quand on me propose de faire un CAP, quand je suis à la fin du collège et qu’on me demande ce que je veux faire et que je dis que je veux être avocate et qu’on me propose de faire un CAP, jamais ce conseiller d’orientation ou de désorientation n’a osé me dire qu’il me proposait un CAP parce que je suis ce que je suis, mais il l’a tellement pensé fort, qu’il n’avait pas besoin de le dire.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’était une évidence.

 

ÉLISABETH MORENO : Et donc, moi, j’ai travaillé dans le bâtiment sans avoir fait des études d’architecte ou autre. J’ai travaillé dans la tech sans avoir fait une école d’ingénieur, je suis devenue ministre sans avoir fait sciences po…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : L’ENA.

 

ÉLISABETH MORENO : …l’ENA ou… Donc, voilà. J’étais pas attendue. Et ce que j’aime rappeler, c’est qu’on ne doit pas laisser les autres définir ce que l’on doit devenir. Pour beaucoup, il était impossible que je devienne cheffe d’entreprise, impossible que je dirige des filiales de grands groupes internationaux dans le monde des technologies, encore moins possible que je devienne ministre dans un pays dans lequel je suis pas née. Et pourtant, c’est arrivé parce que la vie est plus forte que tout. Et moi, j’ai un appétit pour la vie. Peut-être parce que je sais ce que c’est que frôler la mort.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : La fragilité.

 

ÉLISABETH MORENO : Je me dis que tant qu’on est en vie, on doit faire le mieux que l’on peut pour que cette vie ait du sens.

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et ton papa et ta maman qui t’ont vue réaliser tout ça, qu’est-ce qu’ils en disent ? Qu’est-ce qu’ils en ont dit ?

 

ÉLISABETH MORENO : Pendant longtemps, ils n’ont pas compris ce que je faisais.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ben oui, tu sortais des…

 

ÉLISABETH MORENO : Je sortais des cases.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : …des sentiers battus, des cases, pour un papa et une maman, c’est sûr, du Cap Vert…

 

ÉLISABETH MORENO : Ma chère mère pour qui j’ai un respect immense m’avait parfaitement éduquée pour devenir une bonne épouse et une bonne mère. Elle a été dépassée de voir ce que je voulais devenir. Et, en fait, ils sont fiers, bien sûr. En fait, ils n’ont véritablement compris le parcours…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Réalisé.

 

ÉLISABETH MORENO : …réalisé le parcours qui est le mien que le jour où ils se sont levés un matin et ils ont trouvé plein de journalistes devant chez eux qui voulaient les interviewer pour qu’ils leur expliquent qui j’étais…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : On va y revenir à cette histoire.

 

ÉLISABETH MORENO : …et comment j’étais arrivée là où j’étais arrivée. Donc je pense que… Mes parents ont toujours été reconnaissants de ce que je prenne mon rôle de grande sœur à cœur et que je les accompagne et que je les aide et que je sois une fille sage et obéissante. C’est tout ce qu’ils attendaient de moi. Mais ils ont été heureux de voir que j’aidais les autres au-delàs de mes sœurs et frères, que j’aidais les jeunes en situations de difficulté, que je mentorais des jeunes femmes et des jeunes hommes qui pensaient que parce qu’ils étaient…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu t’engageais bien au-delà de ta famille.

 

ÉLISABETH MORENO : Et ça, c’est leur fierté.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Leur grande fierté.

 

ÉLISABETH MORENO : Le fait que je sois patronne de Lenovo France, évidemment qu’ils étaient contents, parce qu’il y avait « patronne » dans le titre, donc ils se sont dit : « Ça y est, elle a fait quelque chose. »

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ça, c’est pas mal.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais c’est pas… Ils n’attendaient pas ça de moi. Donc, voilà.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors, on va faire un peu un fast forward, excuse-moi l’anglicisme, un raccourci, voilà, pour parler un petit peu d’un de ces rôles que tu as et qui attire mon attention, parce qu’on partage ça ensemble, qui est le numérique. Et en tant que présidente de la fondation Femmes@Numérique, il y a peu de temps, en fait, il y a quelques mois, Élisabeth, j’ai invité quelqu’un, je sais pas si tu la connais, qui est une activiste américaine qui s’appelle Reshma Saujani.

 

ÉLISABETH MORENO : Ouais.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Reshma, elle a créé, notamment, Girls Who Code, un mouvement assez incroyable de petites filles.

 

ÉLISABETH MORENO : Extraordinaire.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et qui a révélé évidemment un mindset. En changeant de mindset, en disant en fait : « C’est pas parce que je suis une fille que je peux pas coder », bien au contraire, elles ont d’ailleurs en général une réussite supérieure aux garçons, quel que soit l’âge. Et un mouvement, donc, qui vise à aider les femmes et les filles à apprendre à coder. Et puis, elle est allée bien au-delà. Récemment, elle a même lancé un mouvement, une espèce de plan Marshall pour les mamans aux États-Unis compte tenu de la très faible prise en charge, tu le sais, de l’environnement des enfants, de crèches et compagnie pour les mamans aux États-Unis. Enfin, bref, elle est très, très engagée sur ces sujets. En France et globalement d’ailleurs, mais en France, Microsoft travaille beaucoup avec des acteurs comme Simplant avec lesquels on a fait des choses, je pense, de qualité pour offrir, justement l’emploi, l’accessibilité à l’emploi, pas simplement pour les femmes, bien sûr, mais des femmes aussi qui avaient plein d’autres cases, éventuellement, à cocher, et en leur donnant la possibilité d’avoir de très beaux jobs en matière de Cloud, d’IA, de cyber sécurité… Nous, on voit tous qu’il y a un travail énorme encore à faire. Donc, compte tenu de ta passion pour la tech, qu’est-ce que tu peux nous dire sur cette fondation ? Et qu’est-ce que tu comptes faire pour changer le jeu ? Pour changer la donne ?

 

ÉLISABETH MORENO : Merci pour cette question, parce que je trouve qu’elle est extrêmement importante. Moi, j’ai de l’admiration pour ce que Reshma a fait, parce que je crois que c’est Léonard De Vinci qui disait : « Tutte e mentale ». Et les femmes pensent qu’il y a certains métiers qui ne sont pas faits pour elles.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qui leur sont interdits. Ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Et moi, je suis extrêmement préoccupée parce que le numérique, aujourd’hui, transforme nos vies.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais il se trouve qu’en France, on a moins de femmes dans le numérique aujourd’hui qu’on en avait il y a 30 ans.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais

 

ÉLISABETH MORENO : Le numérique peine à attirer les jeunes femmes qui ne vont pas vers les études NSI. Quand bien même les femmes parviennent à percer le plafond mental et le plafond réel, parce que ce n’est pas que dans leur tête.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Non.

 

ÉLISABETH MORENO : Il y a aussi un système qui fait qu’elles sont exclues de ce milieu.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Absolument.

 

ÉLISABETH MORENO : Eh bien, on a aujourd’hui, moins de 27 % de femmes qui vont dans le secteur du numérique.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En France.

 

ÉLISABETH MORENO : En France. Et le fait d’apprendre aux petites filles dès le plus jeune âge qu’elles peuvent coder.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : C’est leur rappeler que la première personne qui a codé dans le monde, c’était une femme et qu’elle s’appelait Ada Lovelace, et que c’est seulement 100 ans plus tard, un siècle après elle, qu’Allan Turing est arrivé, qu’il a eu cette élégance de reconnaître son travail. Et c’est parce qu’un homme a parlé d’Ada Lovelace, qu’enfin on a su…

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qu’on a reconnu cette…

 

ÉLISABETH MORENO : Exactement. Et donc, les filles qui pensent que quand elles ont 14 en maths, elles sont pas très bonnes, alors que les garçons pensent qu’avec 12…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ou 10, c’est suffisant.

 

ÉLISABETH MORENO : … ils sont très bons, eh bien, ça prouve tout le travail qu’on doit faire à la fois pour casser ces croyances limitantes…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Dans les familles aussi d’ailleurs.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais ça commence à la maison. Quand les parents disent à un enfant : « Tel métier n’est pas fait pour toi », l’enfant les croit. Ce sont ceux qui les aiment le plus. Donc, si les personnes qui les aiment le plus leur disent que tel job n’est pas fait pour elles, elles vont le croire.

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Malheureusement, il en reste quelque chose.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais c’est pareil pour les garçons.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Le nombre de grands chefs d’entreprise que je connais, qui me disent : « Mais, tu sais, moi, j’ai fait ces études pour faire plaisir à mon père, en vérité, je voulais devenir boulanger ou… » 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Chanteur.

 

ÉLISABETH MORENO : « …je voulais devenir chanteur. » J’en connais à la pelle. Et, en fait, il est extrêmement important dès le plus jeune âge, à la maison, à l’école et puis, dans le monde du travail, de dire à tout le monde, femmes et hommes, il n’y a pas de métier qui soit interdit.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Impossible, interdit.

 

ÉLISABETH MORENO : Si c’est ce que vous aimez…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : …allez-y.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Allez-y, donnez le meilleur.

 

ÉLISABETH MORENO : Brisez les barrières de l’interdiction, parce que vous seuls savez ce qui est fait pour vous, ce que vous aimez. Et vous savez quoi ? Quand on fait des choses qu’on aime, on excelle.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors je te rejoins à 2000 %, Elisabeth. Mais comment tu changes ça de manière systémique. Parce que là…

 

ÉLISABETH MORENO : De plusieurs manières.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Je sais que tu as eu un rôle, des rôles au niveau national Donc tu as une réflexion à ce sujet. Comment tu fais ?

 

ÉLISABETH MORENO : Et bien, ce que Femmes@Numérique fait aujourd’hui avec tous ses partenaires, parce que tu te doutes bien que le travail est tellement immense. Il y a six structures qui se sont associées pour donner vie à cette fondation, il y a un tout petit peu plus de six ans maintenant, comme Numeum, comme la Grande École du Numérique. Il y a vraiment… La Poste aussi était présente. Il y a plein de structures qui font et qui travaillent aujourd’hui, des partenaires qui travaillent aujourd’hui avec Femmes@Numérique. L’idée c’est de, un, éduquer dès le plus jeune âge. Moi si je pouvais, je dirais dès la primaire. Parce que plus tu attends, plus c’est tard. Donc on travaille sur la découverte des métiers, on travaille sur les stages de troisième pour des enfants issus des zones rurales, pour les enfants issus des quartiers populaires, ceux qui sont éloignés de tout. Je parle de ces stages-là. Ouvrir la porte à toute cette diversité de jeunesse qui fait la force de notre pays, mais qui est trop souvent complètement ignorée. Et les filles en particulier : il faut aller les chercher. C’est pas qu’elles ne sont pas capables. C’est qu’elles ont moins d’opportunités.

 

ÉLISABETH MORENO : Le nombre de grands chefs d’entreprise que je connais, qui me disent : « Mais, tu sais, moi, j’ai fait ces études pour faire plaisir à mon père, en vérité, je voulais devenir boulanger ou… » 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Chanteur.

 

ÉLISABETH MORENO : « …je voulais devenir chanteur. » J’en connais à la pelle. Et, en fait, il est extrêmement important dès le plus jeune âge, à la maison, à l’école et puis, dans le monde du travail, de dire à tout le monde, femmes et hommes, il n’y a pas de métier qui soit interdit.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Impossible, interdit.

 

ÉLISABETH MORENO : Si c’est ce que vous aimez…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : …allez-y.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Allez-y, donnez le meilleur.

 

ÉLISABETH MORENO : Brisez les barrières de l’interdiction, parce que vous seuls savez ce qui est fait pour vous, ce que vous aimez. Et vous savez quoi ? Quand on fait des choses qu’on aime, on excelle.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors je te rejoins à 2000 %, Elisabeth. Mais comment tu changes ça de manière systémique. Parce que là…

 

ÉLISABETH MORENO : De plusieurs manières.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Je sais que tu as eu un rôle, des rôles au niveau national Donc tu as une réflexion à ce sujet. Comment tu fais ?

 

ÉLISABETH MORENO : Et bien, ce que Femmes@Numérique fait aujourd’hui avec tous ses partenaires, parce que tu te doutes bien que le travail est tellement immense. Il y a six structures qui se sont associées pour donner vie à cette fondation, il y a un tout petit peu plus de six ans maintenant, comme Numeum, comme la Grande École du Numérique. Il y a vraiment… La Poste aussi était présente. Il y a plein de structures qui font et qui travaillent aujourd’hui, des partenaires qui travaillent aujourd’hui avec Femmes@Numérique. L’idée c’est de, un, éduquer dès le plus jeune âge. Moi si je pouvais, je dirais dès la primaire. Parce que plus tu attends, plus c’est tard. Donc on travaille sur la découverte des métiers, on travaille sur les stages de troisième pour des enfants issus des zones rurales, pour les enfants issus des quartiers populaires, ceux qui sont éloignés de tout. Je parle de ces stages-là. Ouvrir la porte à toute cette diversité de jeunesse qui fait la force de notre pays, mais qui est trop souvent complètement ignorée. Et les filles en particulier : il faut aller les chercher. C’est pas qu’elles ne sont pas capables. C’est qu’elles ont moins d’opportunités.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et s’il y avait une ou deux mesures à prendre auprès des entreprises, que tu connais bien aussi, ce seraient lesquelles ?

 

ÉLISABETH MORENO : Il y en a trois. Les stages. Le mentorat.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Le mentorat.

 

ÉLISABETH MORENO : Et l’accompagnement financier. Parce que l’argent est le nerf de la guerre.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : On continue un tout petit peu sur la tech, aussi, encore, Elisabeth. Parce que tu as quand même un passé, un présent toujours lié au monde de la tech différemment, mais très important. Et notamment, j’aimerais qu’on parle un tout petit peu de, finalement, du rôle que le cloud, l’IA aujourd’hui peut avoir dans des pays qu’on appelle, tu disais tout à l’heure, émergents ou les moins développés, très clairement, de manière différenciatrice. Des pays comme l’Éthiopie, le Ghana, le Nigeria – le Nigeria commence a être pas mal développé même s’il y a quand même de grandes disparités dans le pays – ou le Rwanda. Comment as-tu vu ou vécu l’effort que tu portais pour ton entreprise à l’époque et le regard que tu as aujourd’hui sur, justement, le levier technologique dans le développement, à nouveau, économique et social du continent africain ?

 

ÉLISABETH MORENO : Moi, je pense que cette quatrième révolution industrielle est absolument essentielle et fondamentale pour le continent africain. Tout le monde n’avait pas les moyens de s’acheter un train ou une voiture. Aujourd’hui, tout le monde, avec un smartphone, peut avoir une technologie dans sa poche exceptionnelle. Aujourd’hui, tu peux habiter à Abidjan et vendre ton beurre de karité à Londres ou à Boston. Tu peux être installé à Lomé et avoir accès à des podcasts, comme le Positive Leadership, en un clic.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui, absolument.

 

ÉLISABETH MORENO : Tu peux être un enfant de la classe marocain et pouvoir étudier à distance. En fait, il faut avoir conscience que le numérique fait tomber des barrières qui étaient exponentielles jusque-là. Il ne faut pas être naïfs : le numérique a ses travers. Et notamment, tu parlais de l’IA : quand tu vois que Facebook est en difficulté à expliquer pourquoi, quand il y a des annonces pour des pilotes d’avion, ils les envoient aux hommes et quand ce sont des annonces pour des secrétaires, ils les envoient aux femmes, tu vois bien que tout cela, c’est une question d’intelligence humaine. Parce que le numérique, c’est un outil. Ça n’est ni plus ni moins qu’un outil, comme un marteau. La manière dont tu l’utilises, elle peut te permettre de construire un meuble ou elle peut te permettre de tuer. Et bien aujourd’hui, le numérique tel qu’il est utilisé, il est en train de créer des inégalités extrêmement profondes. On a parlé de la place des femmes, mais on peut parler aussi des inégalités entre le nord et le sud. Aujourd’hui, tout le monde parle de l’état de la planète, de la décarbonation, etc., et on demande au continent africain, qui est celui qui pollue le moins, d’avoir autant...

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : L’effort…

 

ÉLISABETH MORENO : … d’efforts que la Chine et les États-Unis, qui polluent le plus. C’est absurde. Et bien, c’est pareil pour le numérique. Je pense que si des entreprises comme Microsoft, comme Google, comme Alibaba, s’installent aujourd’hui sur le continent africain, c’est parce qu’ils ont compris qu’il y a un potentiel de développement sur ce continent qui n’existe plus nulle part. Parce que le continent africain est le dernier sur lequel, aujourd’hui, il y a des potentialités extraordinaires.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Notamment la jeunesse et l’entreprenariat, qui est assez extraordinaire.

 

ÉLISABETH MORENO : Il faut savoir que d’ici 2050, le continent africain aura la population active la plus importante au monde.  Et donc, ça peut être un atout extraordinaire pour l’Europe, qui est vieillissante, et aussi d’un point de vue économique, on en a parlé tout à l’heure. Mais ça peut être aussi un défi monstrueux, parce qu’on parle de beaucoup de crises. On parle notamment de la crise migratoire. On pourra construire tous les murs du monde, on pourra les faire monter aussi haut que l’on voudra, on n’arrêtera pas des millions de gens qui souffrent et qui ont faim, pendant que d’autres surconsomment et jettent. Donc, il y a vraiment besoin de réfléchir à la manière dont on utilise notamment l’IA, qui a la capacité aujourd’hui de résoudre de nombreux problèmes climatiques, de nombreux problèmes d’agriculture. 60 % de la population africain aujourd’hui vit de l’agriculture. Je suis fascinée par la créativité des entrepreneurs africains.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Africains, oui. C’est assez extraordinaire.

 

ÉLISABETH MORENO : Le mobile money est né au Kenya. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas de Legacy. Il n’y avait pas de Crédit Agricole ou de BNP Paribas, ou je ne sais quelle autre banque. Et donc, pour créer des choses nouvelles, il faut parfois partir d’une page blanche. Donc il y a une capacité d’innovation et d’invention et d’inventivité sur le continent africain qu’on ne trouve pas ailleurs. Pas pour le plaisir, pour une question de survie. Et donc il faut compter sur le continent africain, notamment sur les questions de santé. Il y a des sujets extraordinaires à aborder. Mais il ne faut pas faire pour l’Afrique, il faut faire avec l’Afrique.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Avec l’Afrique, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Il faut construire avec les africains. Et c’est la seule manière de résoudre une grande partie des problèmes du monde.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Je suis tout à fait d’accord avec le point de vue d’Elisabeth. Pour travailler dans la tech sur le continent africain, il est vraiment important de comprendre que les africains ne manquent pas d’idée. En fait, ils sont pleins d’idées géniales, en particulier autour de l’innovation frugale. Ce qui leur manque, évidemment, ce sont les moyens pour les réaliser. C’est un sujet que j’ai récemment étudié en profondeur dans ce podcast avec Tony Elumelu, l’un des principaux champions de l’entreprenariat en Afrique. Il a élaboré une philosophie économique nommée « africapitalisme ». Si vous n’avez pas encore écouté cet épisode, je vous le recommande vivement.

 

ÉLISABETH MORENO : Les africains, ils ont un bon sens commun extraordinaire pour créer et inventer des choses en partant de bouts de ficelle. Et je pense que si on utilisait cette façon de faire… Parce qu’on produit et on consomme à outrance aujourd’hui dans les pays développés et il y a une limite à ça. Je ne dis pas qu’il ne faut pas… Jamais on empêchera l’humain de créer et d’inventer. Mais peut-être qu’il faut s’appuyer sur des pays qui partent de rien pour apprendre à innover de manière frugale pour pouvoir protéger notre biosphère. On en a besoin.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est un très gros sujet, mais je te propose de revenir à un autre moment de ta vie, qui a été un moment, je pense, très important. Je crois que c’était en juillet 2020. Lors de la nomination en tant que ministre, tu as reçu plusieurs appels dont un, je crois, de Nicolas Revel, directeur de cabinet du premier ministre. Et ce dernier de lui avoir indiqué qu’il allait lui passer au téléphone quelqu’un d’encore peu connu à l’époque. Alors est-ce que tu peux nous raconter : c’était qui et c’était quoi l’appel ?

 

ÉLISABETH MORENO : C’est important de préciser que c’était en plein confinement, parce que tout était surréel. Souviens-toi de cette période.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est vrai.

 

ÉLISABETH MORENO : Rien n’était normal.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est vrai.

 

ÉLISABETH MORENO : On découvrait de manière différente. Et je reçois ce coup de fil et d’abord, je crois qu’il y a une catastrophe. Parce que quand j’écoute mon répondeur et que j’entends « bonjour madame, ici Matignon, merci de nous rappeler », mais je t’assure, je me suis dit il y a…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il y a un drame, quelque chose, oui. Il s’est passé quelque chose, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Je pense au pire, ma famille…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Au pire pour les tiens, ta famille.

 

ÉLISABETH MORENO : Une partie de ma famille est ici, mes amis sont ici, mes parents sont peut-être… Je sais pas.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il s’est passé quelque chose, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Une catastrophe. Et quand j’appelle, au ton de la personne, je me rends compte qu’il n’y a pas de drame. Et quand Nicolas Revel me dit « nous sommes en plein remaniement gouvernemental et nous avons pensé à vous pour nous rejoindre », j’ai éclaté de rire. Parce que, d’abord, c’est le rire nerveux de te dire « c’est bon, il n’y a pas de catastrophe ».

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Vous pensiez que c’est une blague.

 

ÉLISABETH MORENO : Voilà. Et après j’ai dit : « Mais vous devez vous tromper de personne. Au passage, je me sens très honorée, mais vous devez vous tromper de personne, parce que moi, je m’appelle Elisabeth Moreno, je suis en Afrique du Sud avec ma famille. Je dirige HP Afrique, donc je n’ai jamais fait de politique... »

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : De politique. Ce n’est pas mon univers.

 

ÉLISABETH MORENO : Je n’ai jamais envisagé de faire la politique. Je ne fréquente pas les politiques. Donc pour moi, c’était impossible.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Une erreur.

 

ÉLISABETH MORENO : Et il me dit : « Nous savons parfaitement qui vous êtes et nous connaissons vos engagements. Et c’est pour cela que nous sommes intéressés à vous voir nous rejoindre. » Et là, tout d’un coup, tu réalises le sérieux de la situation. Encore plus quand il te dit…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En quelques secondes, quoi.

 

ÉLISABETH MORENO : En quelques secondes.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En fait, mentalement, tu te dis ouh, c’est réel.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais oui, parce que je lui dis : « Oui, mais ça dépend pour quoi. »

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Si c’est pour le rôle de premier ministre, peut-être, on pourrait discuter. Je plaisante.

 

ÉLISABETH MORENO : Et il me dit : « Ne quittez pas, je vais vous passer le premier ministre. »

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Carrément.

 

ÉLISABETH MORENO : Alors mets-toi dans le contexte. Tu es en Afrique du Sud, t’es confinée. Il est presque minuit.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est ça, il est très tard.

 

ÉLISABETH MORENO : Et tu as cet appel surnaturel. Et évidemment, c’est une décision que tu dois prendre rapidement. Et le lendemain, j’ai dit oui.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu as dit oui. Alors malgré la décision – excuse-moi de t’interrompre, Elisabeth – ton mari n’était pas si chaud que ça, si j’ai bien compris.

 

ÉLISABETH MORENO : Non. Il m’a dit, c’est un monde ultraviolent. C’est un monde ultra-intéressé. Et je lui ai dit : « Je sais ce que je dois à ce pays. » Ensuite, c’est un tel honneur de servir un pays comme la France. Moi, je trouve que les français sont extrêmement durs avec la France. Je pense qu’on ne se rend pas compte de la chance que nous avons…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Dans ce pays.

 

ÉLISABETH MORENO : … de vivre dans ce pays. Et je lui ai dit : « Si je ne le fais pas, je pense que je le regretterai. Et moi, je ne suis pas quelqu’un de regrets. Et je vais le faire. » Et ça a été une expérience absolument exceptionnelle dans le meilleur comme dans le pire.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : J’imagine. Tu as vécu des moments très compliqués aussi dans cette exposition très cruelle.

 

ÉLISABETH MORENO : Une exposition médiatique que tu ne demandes pas. Mais j’ai découvert combien la politique…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Que tu ne contrôles pas non plus.

 

ÉLISABETH MORENO : Que tu ne contrôles pas. J’ai découvert à quel point la politique et les médias sont intrinsèquement liés, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs. Comme je te le disais tout à l’heure, je n’avais pas d’expérience en politique et je suis arrivée avec la conviction qu’un gouvernement est là pour servir un pays.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Un bon point de départ.

 

ÉLISABETH MORENO : Si c’était… Moi, je suis arrivée avec cent kilos d’idéaux et j’ai appris…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu as appris.

 

ÉLISABETH MORENO : J’ai énormément appris. J’ai vu des gens extraordinairement engagés qui ne comptaient pas leurs heures, leurs nuits...

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qui se dévouaient totalement, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : … leurs week-ends, leurs vacances. Parce que tu es totalement dévoué à ta cause. Et j’ai vu aussi des gens qui n’étaient là que pour gérer leur carrière.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu as vu pire, aussi, malheureusement.

 

ÉLISABETH MORENO : J’ai vu la violence du monde politique. J’ai vu les intérêts personnels. J’ai vu des gens faire des choses incroyables pour garder leur poste :  

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Le pouvoir.

 

ÉLISABETH MORENO : Le pouvoir. J’ai compris combien le pouvoir pouvait pervertir. Voilà, j’ai vu tout ça. Et en même temps, j’ai vu des gens qui se battaient.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Pour la cause.

 

ÉLISABETH MORENO : Pour que ce pays aille mieux.

 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : J’aimerais que tu me parles un petit peu de l’un des objectifs que tu t’étais fixés, qui étaient notamment, hein, notamment, pas que ça bien sûr, de réduire le nombre de féminicides en France…

 

ÉLISABETH MORENO : Oui.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et de changer le regard des gens sur les crimes contre les femmes. Tu sais que ce sujet il reste d’actualité ? Trois ans plus tard, euh…c’est toujours là. On en a encore reparlé récemment. Peux-tu nous partager ce que tu as réussi à faire ?

 

ÉLISABETH MORENO : Les féminicides, c’est quelque chose qui me meurtrit. Qui me meurtrit. Euh… Qu’un homme, il y a aussi des hommes qui sont victimes de violences conjugales, hein…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Mais quand tu prends les chiffres…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Statistiquement, il y a…

 

ÉLISABETH MORENO : manière factuelle…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : De manière beaucoup plus euh…

 

ÉLISABETH MORENO : Statistiquement, euh, y’a, y’a…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Le mouvement il est dans l’autre sens. Oui, bien sûr, oui.

 

ÉLISABETH MORENO : Le mouvement, enfin c’est 90% et voire plus. En fait, qu’un homme assassine de manière aussi cruelle une femme qu’il prétend avoir aimé, ça me dépasse. Et en fait, on a fait beaucoup de choses : Le Grenelle des violences conjugales, les bracelets anti-rapprochement, l’accélération du traitement de ces sujets dans les tribunaux, la formation des policiers et des gendarmes…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Commissariats de police.

 

ÉLISABETH MORENO : En fait, la démultiplication, j’ai doublé le nombre de places d’hébergements pour que quand les femmes veulent partir, ou les victimes veulent partir avec leurs enfants…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qu’elles puissent être prises en charge.

 

ÉLISABETH MORENO : Le traitement des hommes violents. Parce que quand une femme y échappe, et bah l’homme reste violent, donc il faut le… traiter le sujet pour que ça ne se reproduise pas.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Eh oui, son comportement est toujours là, oui, oui. Que ça ne se reproduise pas.

 

ÉLISABETH MORENO : Et, malheureusement, comme tu l’as dit tout à l’heure, ça continue. Mais pourquoi ça continue ? Parce qu’en fait c’est un changement civilisationnel dans lequel on est entré. Quand pendant des siècles on considère qu’une femme appartient à un homme, quand pendant des siècles, la femme est considérée comme le sexe faible, quand pendant un siècle, des siècles, elle est minimisée, elle a moins de droits… Y’a que soixante ans qu’on a le droit, depuis soixante ans qu’on peut ouvrir son compte en banque et travailler…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ce n’est pas si vieux que ça, on se rend pas compte, mais ouais c’est incroyable, ouais, ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Soixante ans, c’est rien dans une vie, tu vois ?

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais, ouais, à l’échelle de la civilisation… ouais, ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Où tu as le droit d’ouvrir ton compte en banque toute seule et de travailler sans l’autorisation de ton père ou de ton mari. Quand tu y penses, c’est, c’est… à l’échelle de l’humanité.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ah oui, non, complètement, c’est…

 

ÉLISABETH MORENO : Donc pendant des années, certains hommes, et aujourd’hui encore, continuent de croire que la femme est un objet et qu’on peut l’utiliser, et que si elle ne nous appartient pas, elle n’appartiendra pas à quelqu’un d’autre, parce que la plupart des féminicides arrivent quand la femme décide de quitter l’homme, tu vois ? Et donc…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Décision très difficile et en plus très courageuse.

 

ÉLISABETH MORENO : Et donc aujourd’hui, si j’étais encore au gouvernement, je continuerais sur l’éducation. L’éducation est la base de tout, Jean-Philippe.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Nous avons tous un rôle à jouer pour que cesse la violence envers les femmes. Il est vraiment très important que nous apprenions à nos fils dès leur plus jeune âge que les femmes, bien entendu, ne sont pas des objets, qu’on ne doit pas les insulter, ni abuser d’elles. Et que nous apprenions à nos filles à ne pas accepter les humiliations, ni les agressions. Aucune. Jamais. Que quand on aime quelqu’un, on ne doit pas le blesser ni l’humilier. Et nous devons aussi encourager les femmes à quitter les partenaires violents dès le premier coup donné, sans rester dans l’espoir que les choses s’amélioreront. Les faits montrent que malheureusement ce n’est pas le cas. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il y a un énorme travail à faire et peut-être pour finir, deux dernières questions à Elisabeth. Je souhaitais aussi revenir au… finalement, à ton impact auprès aussi d’entreprises à impact. Tu as rejoint récemment le board de Each One, une start-up spécialisée dans l’inclusion de personnes réfugiées, justement, au sein de grands groupes. Pour la petite histoire d’ailleurs, son fondateur Théo Scubla avait participé au premier bootcamp de Live For Good c’est juste un petit clin d’œil parce que tu nous avais fait le plaisir de venir voir des entrepreneurs de Live For Good il y a déjà deux ans. Euh…et donc, quel est ton regard sur cette nouvelle génération, finalement, de cette jeunesse positive, qui entreprend pour le bien commun, moi c’est comme ça que je les appelle, et qui crée ces modèles économiques pour la transition environnementale et sociale ?

 

ÉLISABETH MORENO : Elle me donne beaucoup d’espoir, cette jeunesse. Moi je suis la présidente du board de Ring Capital, dont est issue justement Each One, mais aussi Live Mentor, que Anaïs Prétot dirige, et plein d’autres. En fait, je crois que cette nouvelle génération a pris conscience de certaines thématiques humaines que ma génération n’avait pas prise en considération.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : N’avait pas prise en compte.

 

ÉLISABETH MORENO : Les inégalités sociales n’ont pas toujours été au cœur des débats sociétaux comme ils le sont aujourd’hui. Et quand tu te dis que les études disent qu’il faut six générations à un enfant d’ouvriers pour devenir cadre moyen, donc autant te dire qu’il ne le devient jamais, parce que six générations c’est 180 ans, donc autant dire que ça n’existe pas. Or, le rêve d’un parent c’est que son enfant réussisse mieux. Donc, qu’est-ce que tu donnes comme espoir à cette jeunesse qui est confrontée à la crise climatique, à la crise environnementale, à la crise politique, à la crise migratoire, à la crise économique ? Qu’est-ce que tu lui donnes comme espoir, si ce n’est pas de lui dire : « On va y arriver, donne-nous tes idées. Crée, invente, innove pour qu’on puisse y parvenir. » Et je crois en la force transformatrice des entreprises, des grandes entreprises comme des toutes petites entreprises.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Comme des start-ups également. 

 

ÉLISABETH MORENO : Quand Théo décide de former, mais parce que ses parents sont aussi d’origine étrangère, italienne, et quand il décide, puisque ces étrangers sont dans notre pays, puisque nous avons accueilli ces réfugiés, pour empêcher certaines personnes malintentionnées de dire que ces gens-là viennent, un, manger le pain des français, deux, toucher les allocation familiales et le RSA, il faut savoir que les gens qui émigrent, quand ils quittent leurs racines, leur famille, leurs amis, c’est pas pour aller s’avachir dans un canapé et regarder les feux de l’amour. Ils viennent pour avoir une vie plus digne. Ils viennent pour travailler, ils viennent pour participer à la croissance économique de notre pays. Et quand Théo décide avec Each One de former ces réfugiés, ou ces primo-arrivants, de leur apprendre le français, de développer le talent, parce qu’en général ils arrivent avec un savoir-faire, hein, ils faisaient un métier dans leur pays, que ce soit un métier de cadre ou un métier d’ouvrier, mais ils ont un savoir-faire. Et qu’il les place dans des entreprises qui ont besoin de ces ressources. On a plein de métiers dans lesquels on peine à recruter, et en particulier les métiers manuels…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C’est clair.

 

ÉLISABETH MORENO : …Qui ont été complètement dévalorisés au fil du temps. Aujourd’hui, on n’a plus d’enfants qui rêvent de devenir menuisiers ou qui rêvent de… Mais on a des plombiers qui gagnent mieux leur vie que des avocats, parce qu’on a beaucoup d’avocats et on n’a pas assez de plombiers.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Complètement.

 

ÉLISABETH MORENO : Donc on marche sur la tête. Et je pense que c’est extrêmement important de faire confiance à ces jeunes créateurs d’entreprise, ces jeunes start-ups qui utilisent les moyens qui sont à leur disposition pour rendre ce monde plus juste, plus inclusif, plus désirable, plus équilibré et donc plus harmonieux.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : J’aimerais finir un petit peu autour de ton expérience de leadership, qui est incroyable parce que tu as été tour à tour entrepreneuse, tu as été dirigeante d’entreprise multinationale, ministre, conseillère maintenant aussi au board de grandes fondations et start-ups innovantes…

 

ÉLISABETH MORENO : Leader associatif.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Leader associatif, leader de famille aussi, maman, épouse.

 

ÉLISABETH MORENO : Oui.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Autant dire que tu cumules une incroyable courbe d’expérience de leadership sous toutes ses facettes, pour le coup, leadership d’une extrême diversité, ce que j’adore. Quels sont, selon toi, un petit peu les fondamentaux finalement de ton style, de ton type de leadership ? C’est quoi ces fondamentaux, les piliers du leadership d’Elisabeth Moreno ? 

 

ÉLISABETH MORENO : Do the right thing.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Do the right thing.

 

ÉLISABETH MORENO : Oui, faites ce qui est juste, même quand on ne vous regarde pas. En fait, j’ai été habituée à faire ce qu’il fallait faire dans l’intérêt du plus grand nombre.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : L’intérêt général. 

 

ÉLISABETH MORENO : Voilà. Toute ma vie. D’abord dans l’intérêt de ma famille, ensuite dans l’intérêt des associations dans lesquelles je me suis engagée quand je… On connait ma vie professionnelle mais ça fait 30 ans que je suis dans le monde associatif aussi.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Associatif, oui, absolument.

 

ÉLISABETH MORENO : Et j’essaye toujours de faire ce qui est juste pour le plus grand nombre. Et avec le plus grand nombre.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Avec eux. 

 

ÉLISABETH MORENO : Voilà. Moi quand j’ai…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Construire ensemble.

 

ÉLISABETH MORENO : Comme je n’ai travaillé que dans des mondes très masculins, j’ai appris à être un leader avec les hommes, et au début j’avais un leadership très masculin, très autoritaire, très testostéroné, très euh… très exigeant, très brutal parfois…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui… ouais, pour faire face à la réalité qui est très dure, ouais, ouais.

 

ÉLISABETH MORENO : Parce que… voilà. Pour faire face à la réalité qui était la mienne et pour m’adapter au monde qui était le mien. Et en fait j’ai réalisé que je n’étais jamais aussi bonne dans mon leadership, aussi efficace…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Efficace.

 

ÉLISABETH MORENO : … et aussi performante que quand j’étais authentique…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Toi-même.

 

ÉLISABETH MORENO : …quand j’étais sincère et quand j’étais moi-même. Euh… soyez la meilleure version de vous-même.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : De vous-même.

 

ÉLISABETH MORENO : Euh, je pense que cette phrase elle est d’une puissance extraordinaire, parce que ça te prend énormément d’énergie de faire semblant d’être quelqu’un que tu n’es pas. En revanche, quand tu es ce que tu es, avec nos défauts et nos qualités, parce qu’on a tous une part de lumière et une part d’ombre en nous, à nous de choisir celle qu’on a envie de cultiver. Et bien quand tu es sincère et que tu fais ce que tu penses être juste, parfois… et ça te dépasse, parce que moi j’ai fait beaucoup de choses qui m’ont dépassée.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ouais… bien sûr.

 

ÉLISABETH MORENO : Et bah là, tu trouves du sens. Et quand tu trouves du sens, t’es prêt à grimper les montagnes.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu es prêt à relever les montagnes.

 

ÉLISABETH MORENO : Exactement.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et juste pour finir, si tu avais un conseil très concret à donner à nos auditeurs, justement pour révéler leur meilleure version d’eux-mêmes, d’elles-mêmes, ce serait quoi ?

 

ÉLISABETH MORENO : Investissez sur vous-même. Investissez autant sur vous-même que vous investissez sur votre job, sur votre entreprise. Parce que…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Sur votre développement personnel.

 

ÉLISABETH MORENO : Sur votre développement personnel. Apprenez qui vous êtes. Apprenez ce que vous aimez, apprenez ce qui vous fait vibrer, apprenez ce qui vous met des étoiles dans les yeux et des papillons dans le ventre. Devenez la meilleure version de vous-même.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : De vous-même.

 

ÉLISABETH MORENO : Parce que ça, personne ne vous le retirera. Vous pourrez quitter votre job, vous pourrez perdre votre boite, vous pourrez perdre votre argent, mais vous ne perdrez jamais ce que vous êtes si vous vous respectez.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Je parlais ici avec Elisabeth Moreno, une femme incroyable et un modèle à suivre. Investir sur moi-même est un principe fondamental du leadership positif. C’est le meilleur cadeau que vous puissiez vous faire. Investissez en vous. Ça va vous aider à protéger votre santé mentale, renforcer votre confiance en vous et avancer sans crainte en suivant vos propres décisions, une chose qu’Elisabeth a su et sait faire formidablement bien dans sa vie. Plus tôt vous vous rendrez compte que vous devez vous isoler des visions négatives des autres, plus vite vous aurez confiance en vous, pour prendre votre propre décision, sans ressentir de pression. Car votre parcours est unique, différent et spécifique. Tout comme vous. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ça a été un immense plaisir d’avoir cette conversation avec toi, Elisabeth… 

 

ÉLISABETH MORENO : Partagé, Jean-Philippe.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : …qu’on aurait pu poursuivre sur plein d’autres sujets. Et je te félicite encore pour l’incroyable implication que tu as sur tous ces vecteurs de transformation de notre société pour l’intérêt général, pour que chacun de nous puisse donner le meilleur de lui-même pour l’intérêt général. Merci à toi, Elisabeth.

 

ÉLISABETH MORENO : Merci, et merci pour ce positive leadership, ça fait du bien.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Merci.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Vous écoutiez le podcast Positive Leadership avec Jean-Philippe Courtois. Si vous avez apprécié l’épisode d’aujourd’hui, merci de nous laisser un commentaire, une note, d’en parler à vos amis et de faire passer le message. Si vous souhaitez aussi recevoir davantage de conseils pratiques pour savoir comment intégrer des principes du leadership positive dans votre vie, inscrivez-vous à ma newsletter mensuelle gratuite « Positive Leadership and You ». Je vous donne rendez-vous très vite au prochain épisode, au revoir.